Synthèse de l’article : Chapman, H.C., Visser, K.F., Mittal, V.A., Gibb, B.E., Coles, M.E. & Strauss, G.P. (2020). Emotion regulation across the psychosis continuum. Development and Psychopathology, 31(1), 219-227. doi:10.1017/S0954579418001682
Synthèse rédigée par : Amandine MAOUCHE BEASSE, Master 1 Psychologie du développement : Education, Troubles et Problématiques Actuelles
Université Paris 8
Schizo-quoi ?
Fou, agressif, dangereux … Autant d’adjectifs qualifiant la schizophrénie dans le sens commun. Ce trouble, si souvent dépeint par les médias à travers un tableau clinique négatif et impressionnant, débute en réalité le plus souvent par un appauvrissement affectif et émotionnel engendrant un isolement social (Inserm, 2020, 5 mars). La schizophrénie touche jusqu’à 1% de la population mondiale avec une prévalence égale partout dans le monde (Inserm, 2020, 5 mars). Elle désigne un trouble mental caractérisé par une expression clinique hétérogène dont les symptômes, non spécifiques au trouble, correspondent à un ensemble d’anomalies cognitives, comportementales et émotionnelles (DSM-5, APA, 2013, p.214). L’approche dimensionnelle l’appréhende à travers un continuum allant du sain au pathologique, formant le spectre schizophrénique et regroupant différents niveaux de vulnérabilité à la psychose. Lors d’une prise en charge, la temporalité à toute son importance : plus le patient est pris en charge précocement, meilleur est son pronostic. Un des enjeux de la communauté scientifique est donc d’identifier les facteurs de risque potentiels d’entrée dans la psychose afin de proposer une prise en charge adaptée. L’appauvrissement émotionnel étant un des modes d’entrée les plus présents, Chapman et al. (2020) ont cherché à déterminer si les anomalies de régulation émotionnelle peuvent être un facteur de vulnérabilité à la psychose.
Régulation émotionnelle et spectre schizophrénique …
Très souvent, les anomalies de fonctionnement émotionnel d’un individu, et plus précisément les stratégies de régulation émotionnelle employées, sont prédictives du risque d’entrée dans une pathologie psychiatrique (Aldao et al., 2010). Ces stratégies ont pour objectif de réduire la fréquence, l’intensité ou la durée de la réponse émotionnelle. Chapman et al. (2020) se sont intéressés à la stratégie de réévaluation cognitive et à la stratégie de suppression. Elles correspondent respectivement à la réinterprétation d’un événement afin d’en contrôler la réponse émotionnelle et à la réduction intentionnelle de l’expression émotionnelle extérieure afin d’en réduire l’expérience (Chapman et al., 2020). Les recherches actuelles mettent en avant un lien entre les symptômes psychotiques et une moindre utilisation de la stratégie de réévaluation cognitive (Kimhy et al., 2016 ; 2012 ; Horan et al., 2013). Cependant, aucune donnée ne permet d’avancer si l’anomalie de régulation émotionnelle est un facteur de vulnérabilité à la psychose…, quel est leur lien ?
Chapman et al. (2020) font l’hypothèse qu’au sein du spectre schizophrénique, le pattern d’utilisation des stratégies de régulation émotionnelle diffèreraient selon le niveau de vulnérabilité. Des études ont montré que certains aspects des troubles affectifs semblent prédire l’évolution psychiatrique, comme en témoigne la corrélation positive entre le niveau de réactivité au stress et la vulnérabilité à la psychose (Walker et al., 2013). De plus, une étude de Kimhy et al. (2016) montre que, comparativement à des sujets sains, les sujets à haut risque de psychose présentent un déficit de régulation émotionnelle comparable aux sujets atteints de schizophrénie. L’hypothèse soutenue par Chapman et al. (2020) allait alors dans le sens d’une moindre utilisation de la stratégie de réévaluation cognitive et d’une plus grande utilisation de la suppression à mesure que le niveau de vulnérabilité à la psychose augmente.
Trois études transversales permettant un regard développemental
Chapman et al. (2020) ont réalisé trois études différant selon le niveau de vulnérabilité de la population étudiée, représentant les trois phases principales du spectre schizophrénique : (i) l’expérience de type psychotique (PLE), qui correspond à la présence de symptômes psychotiques occasionnels en l’absence de maladie (par exemple, l’hallucination) ; (ii) le risque clinique élevé de développer un trouble psychotique (CHR), qui correspond à une apparition récente et/ou une escalade des symptômes positifs (délires, hallucinations), un déclin socioprofessionnel et une déficience cognitive ; (iii) le diagnostic de schizophrénie (SZ).
Au sein de chaque étude, un groupe clinique et un groupe témoin ont été formés selon le niveau d’expérience psychotique des participants. Pour ce faire, les participants des deux premières études ont répondu au YPARQ-B (Youth Psychosis At-Risk Questionnaire-Brief ; Ord et al., 2004), un questionnaire mesurant les expériences psychotiques. Les participants de l’étude 2 ont également été soumis à un entretien structuré évaluant les critères du syndrome prodromique (SIPS, Structured Interview for Psychosis-Risk Syndromes ; Miller et al., 2003). Les résultats ont permis de constituer pour l’étude 1 un groupe clinique de 262 adolescents avec PLE et un groupe témoin de 1226 adolescents, et pour l’étude 2 un groupe clinique composé de 29 adolescents avec CHR et un groupe témoin de 29 adolescents. Les groupes de l’étude 3 ont été composés de 61 individus avec SZ et de 67 sujets témoins.
Par la suite, une mesure déclarative d’utilisation des stratégies de réévaluation et de suppression a été réalisée grâce à l’ERQ-CA (Emotion Regulation Questionnaire for Children and Adolescents ; Gullone et Taffe, 2011) pour les participants de l’étude 1 et à l’ERQ version adulte pour ceux des études 2 et 3 (Gross et John, 2003).
La réévaluation cognitive comme marqueur de vulnérabilité à la psychose
Les résultats au sein de chacune des études n’ont montré aucune différence d’utilisation de la suppression entre les groupes témoins et les groupes cliniques. En revanche, il a été mis en évidence une différence concernant la stratégie de réévaluation. Les études montrent que les participants sains l’utilisent davantage que les sujets des groupes cliniques, laissant apparaître une distinction dans le pattern de régulation émotionnelle selon la présence d’une vulnérabilité à la psychose.
De plus, une mise en perspective des résultats des trois groupes cliniques a mis en avant que le groupe PLE utilise davantage la réévaluation que le groupe CHR, lequel obtient un résultat comparable au groupe SZ. En revanche, il n’y a pas de différence d’utilisation de la stratégie de suppression entre les trois groupes cliniques. Ces résultats suggèrent que l’utilisation de la stratégie de réévaluation serait spécifiquement associée à la vulnérabilité à la psychose, mais qu’une fois la maladie déclenchée son utilisation ne diminuerait plus.
Des interventions psychosociales centrées sur la régulation des émotions
Examiner le rôle des anomalies de régulation émotionnelle dans le développement des troubles du spectre schizophrénique a permis aux auteurs d’établir un lien entre le pattern d’utilisation de la stratégie de type réévaluation et le niveau de vulnérabilité à la psychose. Ceci contribue à une meilleure compréhension de la pathogenèse de la schizophrénie. En s’appuyant sur l’efficacité des interventions psychosociales centrées sur la régulation des émotions dans plusieurs troubles psychiatriques (Fresco et al., 2013 ; Renna et al., 2017), ces résultats ouvrent la voie à des recherches questionnant l’efficacité d’une intervention psychosociale centrée sur la régulation émotionnelle ciblant particulièrement la stratégie de réévaluation cognitive.
REFERENCES
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