Synthèse de l’article : Donald, J. N., Ciarrochi, J., & Sahdra, B. K. (2022). The consequences of compulsion: A 4- year longitudinal study of compulsive internet use and emotion regulation difficulties. Emotion,22(4), 678–689. https://doi.org/10.1037/emo0000769
Synthèse rédigée par Léa LOPES et Anaelle ALEXANDRE, Master 2 Psychologie du développement, Université Paris 8.
« 8 répondants sur 10, âgés de 15 à 75 ans ne parviennent pas à contrôler leurs
usages des écrans.»
Voici l’une des conclusions de l’enquête réalisée par la Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites Addictives (MILDECA) et Harris Interactif (2021).
En 2019, 88% des français ayant au moins 12 ans disaient être utilisateur d’internet et 78% déclaraient s’y connecter quotidiennement (CREDOC, 2019). Si la manière et le temps passés en ligne ont des effets différents chez les adolescents, il semblerait que des difficultés de régulation émotionnelle entraînent un usage problématique d’internet (Gioia et al., 2021). Dans la lignée de ces recherches, Donald et al. (2022) ont mené une étude longitudinale innovante auprès de 2809 jeunes âgés de 8 ans, et jusqu’à ce qu’ils atteignent 11 ans, pour tenter de modéliser et d’expliquer le lien entre la régulation émotionnelle et l’utilisation compulsive d’internet (UCI), définie comme« l’incapacité à réguler son utilisation d’internet, associée à des sentiments de culpabilité quant à son manque de contrôle et à une réduction de plaisir et de l’engagement dans d’autres activités » (Caplan, 2003 ; Spada, 2014, cités par Donald et al.,2022).
La régulation émotionnelle : un rôle central dans le fonctionnement global des adolescents
La régulation émotionnelle (RE) se définit comme « le processus de modification des émotions d’une personne, ses réponses aux émotions, ou les situations qui génèrent des émotions afin de s’adapter de manière appropriée aux exigences de l’environnement » (Gross, 1998, p.5). Ses fonctions font de la RE un processus central favorisant le développement affectif, cognitif et psychologique des individus, aidant l’atteinte de ses buts, influençant les relations en structurant et contrôlant la communication, permettant de s’adapter aux normes sociales et maintenant l’équilibre biologique et psychologique (Korb, 2019).
D’une manière générale, six difficultés ont été identifiées allant de la reconnaissance des émotions à la mise en place de stratégies de régulation émotionnelle :
Impulsivité : incapacité à lutter contre la mise en place de comportements impulsifs en contexte émotionnel ;
Difficultés à adopter des comportements orientés vers un but : difficultés à initier, rester concentré et à persévérer pour atteindre des objectifs importants en contexte émotionnel ;
Difficultés à identifier les stratégies de régulation émotionnelle efficaces en contexte émotionnel ;
Non-acceptation des émotions ;
Manque de clarté émotionnelle : difficulté, voire incapacité, à identifier et nommer les émotions ressenties ;
Manque de conscience émotionnelle.
L'œuf ou la poule : qui de l’UCI ou des difficultés de RE était le premier ?
Pour étudier les relations longitudinales entre l’UCI et les difficultés de RE, Donald et al., (2022 ont suivi 2 809 élèves Australiens scolarisés dans 17 écoles de milieu urbain et rural, durant 4 ans : de la 8ème année (l’équivalent de la 4ème) à la 11ème année scolaire (l’équivalent de la 1ère). En 8ème année, l’âge moyen était de 13,7 ans.
Ces chercheurs souhaitaient plus précisément étudier le sens de relation entre l’UCI et les difficultés de RE : est-ce l’UCI qui prédit les difficultés de RE (modèle causal) ou est-ce les difficultés de RE qui prédisent l’UCI (modèle conséquence) ?
Ils ont postulé que l’UCI prédirait une moindre clarté émotionnelle, de contrôle des impulsions et de comportements orientés vers un but en présence d’émotions, et vice-versa.
Les participants ont complété les instruments suivants aux trois quarts de l’année scolaire, durant 4 années consécutives :
- L’échelle d’utilisation compulsive d’internet (UCI - Compulsiveinternet Use Scale ; Meerkerk et al., 2009), composée de 10 items, évaluant des comportements issus du DSM-V pouvant se définircomme une perte de contrôleet un besoin irrépressible d’utiliser internet.
- L’échelle de difficultés de régulation émotionnelle (Difficulties in Emotions Regulation Scale ; Gratz & Roemer, 2004), composée de 36 items évaluant les difficultés de RE selon les 6 facettes ci-dessus.
D’une manière générale, les analyses statistiques réalisées à partir des données obtenues indiquent un lien entre l’UCI et 5 des 6 facettes de la RE (impulsivité, comportements orientés vers un but, mise en place de stratégies de régulation émotionnelle, non acceptation des émotions, manque de clarté émotionnelle).
Au fil des quatre mesures, répétées durant quatre années consécutives, l’UCI prédit des difficultés de clarté émotionnelle et de poursuite d’objectifs en situation de détresse. Bien que les effets notés soient modestes, l’effet de l’UCI sur ces difficultés reste constant et stable. En revanche, les auteurs ne retrouvent pas d’effet prédictif des difficultés de RE sur l’UCI. Ils constatent de manière inattendue un effet bénéfique des difficultés de contrôle de l’impulsivité et de difficultés d’identification de stratégies de régulation émotionnelle sur la diminution de l’UCI au fil du temps. Il semblerait que de telles difficultés réduisent la pratique d’activités sur une longue période, et par conséquent limite le risque d’UCI.
Figure 1. Résumé des résultats obtenus par Donald et al. (2022)
En conclusion
Même si, à court terme, l’utilisation compulsive d’internet (UCI) ne semble pas avoir d’effet préjudiciable (Donald et al., 2022), elle peut avoir de lourdes conséquences, à long terme, sur la santé mentale,le développement social (Neumann et al., 2010, cités par Donald et al., 2022) et sur certaines capacités de RE à long terme (clarté émotionnelle et poursuite d’objectifs).
Cette étude conclut que l’UCI ne serait donc pas la conséquence d’une mauvaise RE mais qu’elle serait en revanche prédictrice de difficultés spécifiques de RE, pouvant conduire à une dysrégulation émotionnelle.
Finalement, l’UCI serait davantage déterminée par des facteurs contextuels, comme l’accès aux appareils ayant accès à internet ou encore le temps passé seul (Kim et al., 2009 ; Yao et al., 2014). Cela suggère alors que l’enseignement aux adolescents de compétences en matière de régulation des émotions n’est peut-être pas aussi efficace sur l’UCI que des approches plus directes visant àlimiter l’utilisation d’internet comme fixer une limite de temps, installer un contrôle parental, supprimer l’abonnement internet ou encore interdire les appareils utilisant une connexion internet.